« Il est essentiel qu’on continue à enseigner le latin »

Par Anne-Laure Brachet.

Formatrice en français langue étrangère et alphabétisation, Paris

J’ai commencé le latin assez tard, en classe préparatoire après le baccalauréat. J’en ai fait jusqu’à l’obtention de ma licence de Lettres modernes. Ma politique au collège et au lycée, c’était d’en faire le moins possible ! Aucune option superflue : j’estimais qu’on avait déjà beaucoup d’heures en filière scientifique. Je le regrette maintenant !

J’ai donc commencé en prépa, mais, là encore, en retard ! Au début, je voulais faire de l’espagnol. Et puis je me suis orientée en Lettres modernes. Il fallait que je commence le latin. J’ai pris le train en cours de route, et j’ai commencé à travailler toute seule avec un livre au tiers de l’année. C’est avec le latin que j’ai commencé « à m’y mettre » en prépa.  Son étude m’a obligée à être rigoureuse et régulière. Et puis, ça changeait des dissertations et des kilomètres de lecture et d’écriture. C’était une sorte de « pause », une gymnastique mentale différente, un peu de fraicheur malgré la somme de travail.

Par la suite, j’ai dû suivre un cours de latin à l’Université de Valencia en Espagne. Le cours était en valencien, et je rendais mes versions en castillan, parce que je ne parlais pas le valencien. Mais j’arrivais à peu près à comprendre le cours, et le professeur donnait beaucoup d’exemples dans toutes les langues latines. Dans ce fatras de langues, le latin prenait soudain une autre dimension ; et moi, je commençais sérieusement à m’intéresser aux langues « minoritaires » de toutes sortes, à commencer par le catalan (dont le valencien n’est qu’une variante).

À mon retour en France, j’ai entamé un mémoire de fin d’étude sur un auteur de vulgarisation scientifique du XVIIème siècle, François Bernier. À l’époque la science s’écrivait en latin, et la mission essentielle de M. Bernier fut de traduire et d’adapter les Opera Omnia de son maitre Gassendi, un philosophe et astronome contemporain de Galilée. J’ai donc dû, dans le cadre de mon mémoire, refaire des petits sauts dans le latin pour comparer les deux textes. Mais très peu, et mes compétences de latiniste étaient fort amoindries. Mais si j’avais continué ce travail en thèse, il aurait fallu que je m’y remette, et j’y étais disposée : cette naissance de la science moderne est tout simplement passionnante. Le latin en donne un accès direct, et puis j’ai eu l’impression que ce latin « scientifique » était beaucoup moins compliqué que les textes qu’on me demandait d’étudier en licence.

En parallèle, j’ai officiellement commencé à apprendre le catalan. Avec le latin, l’espagnol et le français, j’ai démarré au quart de tour, et j’ai réussi en quelques mois à atteindre un niveau proche  du B2 (suffisant pour étudier à l’université). J’ai ainsi pris conscience que n’importe quelle langue d’origine latine est à ma portée, et que, si on ne me parle pas trop vite, je peux assez bien comprendre l’italien ou le portugais. Je peux aussi les lire et les comprendre globalement. Tout ça, je le dois au latin ! J’ai même senti les origines indo-européennes du latin en allant en Inde, au Maharashtra.  Par exemple, en marathi, six se dit saha, et dix, daha. Cette similarité entre les deux mots, et cette présence du même son [s ] pour six, et [d], m’ont donné, quand je les ai découvertes, un grand sentiment de familiarité. Et puis, c’est difficile à expliquer, mais, quand on apprend une langue, chaque découverte est extrêmement réjouissante. C’est comme un « eurêka » qui sonne en vous, une lumière qui s’allume, une clé de compréhension du monde qui vous tombe dessus.

L’étude du latin permet de faire des liens entre les langues, de comprendre des systèmes de pensée, de comprendre l’histoire de la langue, l’histoire des hommes qui la parlaient et la parlent, notre histoire en somme ! Il est essentiel qu’on continue à enseigner le latin. J’ai à peu près tout oublié, mais j’ai très envie, quand l’occasion se présentera, de me remettre à l’ancien français et au latin. Les quelques souvenirs qui me restent, je les ressors souvent en cours, pour expliquer l’orthographe compliquée du français, l’évolution d’un mot,  la morphologie folle d’un verbe, ou montrer à mes étudiants le lien avec l’anglais ou l’espagnol. Certains ont besoin de ce lien, ont besoin de comprendre d’abord pour apprendre, et le français semble bien souvent incompréhensible pour qui n’a pas quelques notions de son histoire. Certains, c’est vrai, n’ont pas ce besoin. Mais un prof doit donner à boire et à manger à tous.

Enfin, je terminerai en disant, pour ceux qui en ont peur, que le latin est loin d’être une langue si compliquée. Il y a des langues avec bien plus de déclinaisons, il y a des langues agglutinantes ou les mots font des kilomètres, il y a des langues ou un mot peut ne s’écrire qu’avec des consonnes imprononçables, il y a des langues qui aiment changer la forme des mots pour conserver une certaine harmonie musicale, il y a des langues à tons, des langues à clic, des langues à coup de glotte, des langues phono-idéographiques. L’apprentissage des langues en général peut vraiment être ludique, stimulant, passionnant, et, pour nous autres issus de la culture gréco-romaine, le latin présente des avantages encore plus grands.

Une chanson d’un chanteur valencien que je chéris dit ceci : Qui perd els orígens, perd identitat.

N’oublions pas le latin, n’oublions pas qui nous sommes !